Le carnet de Renée

Encore un de ces incunables improbables retrouvé dans les fonds de tiroirs sauvés de la poubelle et revenus de Lasnes chez nous.

Un carnet en cuir qui, ouvert d’un côté est un « Livre de chasse » comme on avait un « carnet de bal » à cette époque.

Cependant, retourné il révèle un carnet de notes prises par Renée entre 1927 et l’exode de 1940. « Notes » c’est peu dire car elle s’est très vraisemblablement relue bien plus tard. Des commentaires, des précisions et des modifications ont été ajoutées de sa main.

J’ai entrepris de déchiffrer ce carnet et de vous le donner à lire sous forme de « feuilleton » au fur et à mesure de ma progression.

Les années Bonheur

Le 18 novembre 1927 à 7 heures et quart du matin …
Gilles …

 

 

 

 

Quelques vagissements pleins d’énergie.

Vingt minutes après …

Jacques …

autres cris non moins vigoureux.

Hésitation.
Consultations pour savoir à qui doit échoir le droit d’Aînesse !
C’est aux 3 kilos 350 grammes de Gilles qu’est finalement conférée cette dignité. Il la porte déjà avec placidité et assurance. Aussi blond et rose que possible, toujours souriant, il vous accueille avec bonhomie. Son père apprécie beaucoup cette tournure de caractère.

Monsieur Jacques – 2 Kilos 900 grammes – dit « le brun », « le plus petit » ou «le plus jeune ». Petit personnage au regard curieux, un peu inquiet de se frayer une place dans l’existence
– aussi sa mère s’y intéresse t’elle tout spécialement.
On l’entend souvent protester pour des causes assez obscures … Raisons de santé, peurs subites … ? etc …. ?

6 mois plus tard.
Gilles pèse 6Kg 550
Jacques pèse 5Kg 750.
Pas d’événements transcendants. Beaucoup de biberons toujours avalés avec satisfaction. Lait Nestlé puis babeurre, puis lait de la Croix Blanche. Miss Keleen part à Duinbergen se reposer. Une garde la remplace.

Du 21 Au 28 avril Gilles grossit de 350 grammes ! Mais c’était trop …
Les voilà tous les deux dérangés. Jacques est de nouveau au babeurre.

Le 9 mai Gilles a déjà repris son équilibre. Il est toujours aussi heureux de l’existence mais il
pousse des grognements de jeune fauve quand on interrompt ses repas. Ses cris de joie
sont d’une violence qui semble l’étonner lui-même ! C’est très drôle à voir !

Jacques a beaucoup changé. Il semble considérer la vie sous un angle plus joyeux, presque comique.
Il sourit beaucoup, malicieusement, et pousse des petits cris d’oiseau.
Il est très remuant. A la grande joie de sa mère ses cheveux ont l’air de boucler !!

Tous deux se promènent en voiture au grand intérêt des gens du quartier qui viennent sans
cesse les admirer.

Le Il février 1929

Les jumeaux ont maintenant presque quinze mois. Ils ne marchent pas encore tout à fait seuls mais font beaucoup d’acrobaties dans leur petit parc. Ce sont aussi de véritables « express à quatre pattes » – Comme Chantal à leur âge.
Gilles pèse 11 kilos 550 grammes
Jacques pèse 9 kilos 200 grammes.

La différence de poids s’est accentuée entre eux. Gilles est beaucoup plus lourd et plus fort d’aspect. C’est le vrai garçon démolissant tout pour essayer ses forces. Avec cela très affectueux et prodiguant des « doudouces » à qui en veut. Il a 6 dents.

Jacques, d’aspect beaucoup plus fin et délicat, n’en est pas moins robuste. Il se porte maintenant à merveille, après un été plutôt pénible. Il a l’air très malin mais très capricieux. Toujours prêt à se mettre en colère pour rien. Il a 7 dents.

Voilà un mois exactement qu’ils ont maintenant laure (Une excellente « éleveuse» belge échangée avec les Villegas) pour les soigner, Miss Pleuknett (nurse anglaise) étant partie chez les Villegas.

Vers le 1er avril ils commencent à marcher. Jacques se débrouille mieux que Gilles qui est trop gros.
Ils ont tous les deux une mine superbe.

22 avril à 5 hrs 30 du matin,
naissance de Jean-Charles à la Clinique Lambert. Poids 3 kilos 950 . Un beau gros bébé aussi blond que ses frères.
Très placide, ne pense qu’à dormir. Je le nourris d’abord avec succès. Au bout 15 jours, après avoir perdu 200 grammes, il est remonté à 4 kilos 150. Puis à ce moment-là ça ne va plus si bien, j’ai de la fièvre, engorgement du côté droit et je dois cesser de nourrir.

13 mai – Retour à la maison. Jean Charles a perdu 120 grammes. Il pèse 4 kilos 30 grammes. On a essayé le lait Nestlé, mais il rejette tout. Le babeurre aussi.

14 mai – Il a 38,5 le matin et 37,5 à midi. On lui donne du lait avec de l’eau et de la citroçodine (note d’Alex : bicarbonate de soude vraisemblablement fabriqué par Bayer) et il ne crache plus.
Les jumeaux, en 3 semaines, se sont encore transformés. Ils sont magnifiques et courent comme des rats.

Le 2 juin. Après 15 jours d’essais, de consultations et d’inquiétudes Jean-Charles a été opéré du « spasme du pylore » par les Docteurs Fouarge et Borremans à la clinique St Joseph avenue Malou. On l’avait d’abord radiographié et on avait vu ainsi que le pylore était presque complètement bouché. Il ne pesait plus que 3 kilos 450. Il ne fallait plus attendre si on voulait le sauver. Mais quelles journées pénibles à la clinique! 48 heures d’angoisse pendant lesquelles on croyait le perdre à chaque instant – à cause du choc opératoire puis d’une fièvre intense etc … Mais presque immédiatement la nourriture se digère mieux et au bout de 3 jours passait « normalement » par son petit estomac. Il n’a plus jamais rien rendu.
C’était vraiment extraordinaire et nous en vouons une reconnaissance éternelle au Dr Fouarge qui a si habillement accompli ce véritable « travail d’horlogerie ».

Le 5 juin nous nous installions a Hombeek (petite propriété près de Malines que nous louons à Hélène Montens, cousine de Rico) avec les 4 ainés laissant le petit chez maman avec Laure (elle avait vraiment un don pour soigner les bébés !) .

Le 13 juin Jean-Charles arrive à Hombeek. Le Docteur Fouarge vient lui enlever les fils. Il a une énorme mais belle cicatrice.

Le 15 juillet. Toujours à Hombeek par un temps splendide, un été merveilleux. Jean-Charles est transformé. Il est très intelligent pour son âge. Sourit et fait des « a … rre … » toute la journée. Il s’élève très bien au lait Nestlé mélangé de farine Milo.
A douze semaines il pèse 4 kilos 930.
Gilles pèse 13 kilos 250 à 20 mois
Jacques pèse 11 kilos 225 à 20 mois.

Les jumeaux s’amusent beaucoup à la campagne. Ils ont joué dans les foins et puis avec un grand tas de sable dans une allée. Jacques a une passion pour le gramophone, aussi espérons-nous en lui un futur musicien. Ils parlent peu. Gilles est très garçon, même un peu bourru ! Jacques est très nerveux et souvent très colère mais aussi très gai d’habitude.

 Le 26 août. Nous sommes à Westende depuis le 1er août. Les 4 aînés passent leurs journées sur le sable pendant qu’on promène Jean Charles sur la digue. Il pèse maintenant 5 kilos 950 et a beaucoup bruni. Les jumeaux ont beaucoup de succès sur la plage. Jacques aime l’eau mais Gilles pique une crise chaque fois qu’on en approche.

Le 25 septembre.
Gilles pèse 14 kilos 150
Jacques pèse 12 kilos 950.

Le 26 septembre – Aeltre.

Jean Charles pèse maintenant 6 kilos 680. C’est un gros bébé rose et bien hâlé par le soleil. Il rit toujours quoiqu’il soit souvent très nerveux. Laure le promène dans le potager où il grossit en même temps que les fruits des espaliers. Les jumeaux jouent à la balançoire. Ils sont toujours très diables et font le désespoir de Laure. On trouve le bébé avec des grands morceaux de fromage dans la bouche : c’est Jacques qui a généreusement partagé avec lui. Il est en perpétuel danger de la part de ses deux frères.
Le temps est toujours superbe. Je monte à cheval et je chasse avec Rodolphe. Chantal et Claude admirent les départs.

Le 23 octobre. 28 ans ….. ! C’est effrayant !
Je rentre après 8 jours de chasses et je retrouve toute ma marmaille en merveilleuse santé. Jean Charles à maintenant 6 mois et pèse 7 kilos 500. C’est un amour de bébé, tellement intelligent et toujours de bonne humeur. Il est très drôle à voir dans son bain. Ceci se passe dans la grande baignoire où il s’en donne à cœur joie de gigoter des pieds et des mains jusqu’à ce que les spectateurs soient tout à faits inondés. Les jumeaux font le bonheur de leur Granny. Tous les matins ils descendent la voir dans son boudoir puis on va faire une visite à la « grosse bête » du salon. Cette lionne empaillée (tuée au Congo par mon oncle Ferdy de Grunne, frère de mon père), ne les effraie pas du tout et Gilles passe des heures à plat ventre devant elle avec une main enfoncée dans la gueule entrouverte. Jacques est très câlin et inventif, ne permettant pas qu’on s’occupe de
quelqu’un d’autre que lui. Quand on leur donne des biscuits, il mange vite le sien, puis quand il en reste encore un petit bout, il le tend à gilles et lui chipe son biscuit de l’autre main! Et le bon gros Gilles (grosseur assez relative … ) se laisse toujours faire.

– BRUXELLES –

Le 6 décembre – St Nicolas – Une grande joie pour les 4 aînés qui mettent leurs petits souliers, avec carottes et sucres pour l’âne, dans la cheminée du salon.
Jean-Charles pèse 8 kilos 900 – Il vient d’avoir eu malheureusement deux otites, mails il a supporté cela très bien et se développe beaucoup. Gilles et Jacques continuent leur carrière de brise-touts et de vifs argent, très joyeusement. Ils défient tout le monde.

Le 16 décembre – Jean-Charles pesait 9 kilos 100 puis il a perdu 300 g et maintenant il est de nouveau à 9 kilos 200. Tout cela à cause d’une espèce d’intoxication qui a suivi les otites et qui nous a beaucoup inquiétés. De tout cotés on parle de cas de paralysie infantile. Le jeune ménage d’Ursel – Ligne qui habite en face de nous vient de perdre un bébé de méningite.Tout cela m’affole pour mon précieux Jean-Charles!
De plus Laure me quitte le 26 et je me demande comment sera l’oiseau rare qui m’arrive d’Angleterre?
Ce qui est consolant c’est la santé des jumeaux – ils font le bonheur de toutes les bonnes anglaises du parc et sont intimes avec tout le monde.

La crise installe ses conséquences

1930

Quatre mois d’hiver à Bruxelles
Chantal prend des leçons avec Mlle marchand. 6 ans et demi.
Les enfants grandissent et se portent bien. Ils jouent tous les jours au Parc, leur royaume. Jean Charles devient très gros et fort sous la douce férule de Miss O’Neil dite « nurse », la petite irlandaise qui a remplacé Laure. Il a son bonnet de laine blanche grattée « rabbit wool » sous lequel en effet il a tout l’air d’un gros lapin placide et souriant. Les jumeaux adorent Miss Banyard et poussent des hurlements de « mimi ! mimi ! » dès qu’elle les quitte; ce qui la ravit d’aise mais nous énerve beaucoup.

A Pâques 10 jours de tempête à Westende mais c’est un coup de fouet excellent.

Mai, juin, et juillet à Hombeek. Un été lamentable de pluie et d’humidité.
Jean Charles marche définitivement à Hombeek mais il y a un être qui menace son équilibre encore instable, c’est le brave vieux Teddy, fox terrier d’Hélène, qui vient de temps en temps le lécher pour lui prouver son affection. Immédiatement Jean Charles se laisse tomber assis par terre et pousse des cris perçants. Ce qui ne l’empêche pas d’haranguer Teddy dès que celui-ci est à une distance raisonnable.
Chantal a hérité de la bicyclette de Marie Magdeleine et fait 20 fois le tour du parc. Claude et elle ont des lapins qu’elles soignent plus ou moins assidûment.

Août. Départ pour Westende. Joies du bord de l’eau et du sable – même Jean Charles s’en donne à coeur joie. Il attrape cependant une vilaine bronchite qui gâte ses derniers 15 jours au bord de la mer. Les jumeaux marchent aller et retour jusqu’à Middelkerke sans fatiguer.

Septembre, Octobre à Aeltre. Tout ce petit monde court dans les bois ou joue près du trapèze. Chantal travaille beaucoup avec moi et Mlle Dufaure (institutrice de Marie Magdeleine). Elle comprend très rapidement et c’est bien amusant de lui donner des leçons.(à 7 ans). Ô merveille, Claude aussi apprend à lire très rapidement et calligraphie déjà de très belles lettres. (à 6 ans).

20 Novembre.
Retour à Bruxelles rue Montoyer.
Chantal et Claude admirent leurs nouvelles chambres roses au troisième. Elles travaillent avec Mlle Marchand. Désormais il y a une « chambre de jour » où l’on peut s’en donner et faire tout le bruit qu’on veut. Les jumeaux procèdent à l’éducation de Jean Charles et hier la nurse, entendant des cris lamentables, accourt. Elle voit le spectacle suivant. Jean Charles s’étant quelque peu « oublié » sur le linoléum, Gilles est entrain de lui mettre le nez dedans, tandis que Jacques le corrige avec une quille en bois. Pauvre bébé si sa Maman avait vu cela !!
Il est tellement gros qu’il met les mêmes habits que les jumeaux. Je le gâte outrageusement.

1931

Le 18 janvier
Mis Banyard a courageusement entrepris de s’occuper des 5 enfants (restriction d’une année de mauvaise bourse crise !)
Les 3 garçons deviennent plus faciles à gouverner ensemble en grandissant.
Leur grand bonheur est de faire des courses en pyjama après leur bain.
Jean Charles surtout, bien peigné, rose et frais, a l’air d’un vrai « young gentleman » dans les longs pantalons de son pyjama rose. Il s’appuie contre une des portes et lance un retentissant « Four, Five, Shix … ! » puis il court à toutes jambes vers l’autre porte. Il est d’habitude très sérieux mais on lui voit de temps en temps un petit sourire fin et condescendant quand quelque chose lui plaît vraiment beaucoup. Sa vie se passe à imiter ce que font les jumeaux. De ceux-ci , Gilles est le plus astucieux.

26 Juin Westende
Après 5 mois à Bruxelles, très bien supportés par les enfants (pas de docteurs cet hiver, un vrai triomphe !) nous voici au bord de la mer depuis le 9.
May (de Schoutheete, fille des guy) est là aussi et ses cousins l’aiment beaucoup, surtout Jean Charles qui la regarde avec adoration. Ce dernier est magnifique, il est toujours un peu gâté mais pas méchant et ses faits et gestes sont très remarqués. Il grimpe remarquablement bien partout et est très indépendant. Il parle très nettement et très bien en anglais. May lui répond en allemand ce qui fait une véritable Babel sur la plage. Il est très espiègle le soir et Miss Banyard le retrouve régulièrement tout nu dans son lit, son pyjama jeté à terre, quand elle remonte après son dîner. Quand on lui demande s’il va être sage, en le mettant au lit, il répond toujours avec assurance : « No I’m going to talk ». Il parle de « poor birdie, dead in the park ». Les jumeaux sont très gentils et se baignent dans les vagues.

1932 (rétrospectivement) 30 ans
On dit que les peuples heureux n’ont pas d’histoire, aussi cette année 1932 a-t-elle été passée sous silence.
Je veux cependant noter l’hiver très agréablement passé à Aeltre par un temps vraiment superbe. Le soleil donne sans arrêt sur le petit salon et y éclaire les cinéraires, les jacinthes. Les 3 garçons, car il n’y a plus de bébé, arrivent en trombe après la sieste vers 2 heures et demi avant de mettre leurs bottes pour aller faire leur promenade bi quotidienne dans les bois. Ceux-ci retentissent de leurs voix perçantes et de leurs rires joyeux. On joue éternellement : « Chevaux » (les noms sont Pierrefonds, Bobby, Mina, Asalto, Grognard, Verseau) ou chasseurs avec des arcs rudimentaires que j’ai fabriqué pour eux, ou encore « four corners ».
Rico et moi nous montons à cheval et chassons.
François vient à la Pentecôte. Joie de ses neveux qui contemplent avec ravissement ses escalades sur le toit et ses acrobaties au trapèze.
Chantal est en pension à Bruxelles et travaille très bien. Première de sa classe. IX ème. Xème des cours St Louis.
Claude travaille avec sa maman et on fait de long cours d’histoire dans le potager.
Pendant 10 jours Miss B. a été au lit et je m’amuse beaucoup à promener les 4 à travers bois et prairies. On fait passer des petits bateaux sous les ponts des chemins. Les faisans et les rhododendrons sont glorieux au printemps. Cure en Juin à Salies (pour moi).

Juillet et Août à Westende.
Beau temps. Les 5 maillots jaunes et bleus reparaissent. Parties de golf agréables.

Automne à Aeltre.
François au Congo et Rodolphe en Algérie.
Beaucoup de bécasses (moi 8) jusqu’en janvier. Petites chasses au lapin avec Mr Goeminne, follement amusantes. Les enfants nous imitent évidement toute la journée avec leurs E….kes( ?).
Fête de Noël dans le grand salon.

1933
Maman et Papa restent à Aeltre.
Papa est très malade, perd son œil droit à la suite d’un petite attaque et souffre beaucoup du cœur. En mars il est presque rétabli (sauf son œil).
Chantal et Claude travaillent très bien avec une Mlle française (8ème et 10ème) .
Les jumeaux apprennent à lire avec leur maman et baragouinent un français effroyable.
Trois purs sang piaffent et ruent à l’écurie, vu les généreuses rations d’avoine que leur sert le groom-entraineur. Propriétaire Rico. C’est le bon vieux « Three in the morning », toujours fringant et affamé, « Super-juge » et « Iroquois », deux futures gloires du Turf belge. Aussi les noms de chevaux portés par les garçons pendant les promenades ont-ils changé. Jean Charles à généralement le privilège de s’appeler « Three » tandis que les jumeaux se battent pour le nom de « Super-juge ». « Iroquois » ayant dû passer 10 jours à l’écurie avec un jarret gonflé, est tombé en disgrâce.
Rico et moi nous faisons des promenades exquises. En rentrant je prends Jean Charles sur mon genou (sur « Three ») et il est ravi de se sentir juché aussi haut. Immédiatement il « fait semblant » d’être seul. Cette faculté de « faire semblant » (pleine de philosophie) intervient à tout moment dans leurs jeux, pour remédier à quelque chose d’impossible ou de manquant. C’est très commode pour les parents !!
Le temps nous favorise encore cette année et les enfants sortent tous les jours dans leurs manteaux de loden (vert foncé) à capuchons ressemblant vraiment à des petits « Wichtel männchen » des contes allemands.
Claude a été assez malade d’un rhumatisme articulaire et j’ai dû l’emmener à Lombartzijde (au golf où les waterkeyn nous reçoivent) pendant 15 jours en janvier. Les 4 autres se portent comme le Pont Neuf et poussent comme des champignons. Gilles a maintenant aussi bonne mine que les deux autres et a tout à fait surmonté son lymphatisme des années précédentes.
Un des grands évènements de la journée c’est la visite au poulailler vers 4 heures et la récolte des oeufs. Les « trumeaux » savent déjà fort bien rentrer les poules et les pourchassent habilement vers l’intérieur. Il y a « nos poules » et puis « les poules des Granny ».
Granny est une divinité bienveillante mais toute puissante à qui tout appartient à Aeltre cette année. Aussi menace-t-elle Jean Charles, qui est méchant, de lui couper les vivres. « Alors je mangerai l’assiette, la nappe » « Tout cela m’appartient aussi » dit Granny. « Eh bien je mangerai mon manteau » dit Jean Charles, impossible à réduire et plein de défi. Mais malgré tout on ne cède pas à ce jeune monsieur, malgré toutes les accusations de gâterie qui pèsent sur Miss et moi. Il n’y a pas à nier cependant chez lui une certaine originalité et beaucoup de drôlerie amusante dans sa façon d’être et ses remarques. Son père le surnomme « l’inénarrable ». Il faudra faire attention à ce qu’i ne devienne pas « poseur », ne perde pas sa simplicité. Cette dernière qualité ne fait pas défaut aux jumeaux. Ils ont beaucoup de naturel et Gilles aucune timidité. Chez lui ce serait plutôt l’excès contraire. Il n’a peur de rien (courage inconscient et physique) et ferait n’importe quelle bêtise pour obtenir l’attention de ses frères.
Mais il est très sensible, fidèle et a un coeur d’or…
Jacques est gracieux, très vivant, malin, obtenant toujours les faveurs de tout le monde. Il est plein de prudence mais quand il a reconnu l’absence du danger, il est très persévérant dans n’importe quel sport. Il manque d’imagination dans les jeux, tandis que Gilles y excelle et en déborde.
On fera faire n’importe quoi à Gilles en le louant. Il faudra faire de Jacques un diplomate ou un militaire. De Gilles un architecte ou un artiste (si assez doué !). De Jean Charles au moins un évêque ! Il en a la majesté consciente.

 

 

 

 

1er Janvier jolie promenade à cheval au Cranepoel, pour le soleil !

10 mars premier beaux jours du printemps.

Dimanche 26 mars
Jolie promenade à pied jusqu’au parc de Bellem avec Rico, Rodolphe, Miss et les 5 enfants. Chantal et Jacques à bicyclette. Le but était de cueillir des violettes et en effet il y en avait des quantités sur la butte de l’ancienne glacière dans le parc. Il faisait un temps idéal. Miss, Chantal et moi faisions des bouquets de violettes inlassablement …. Mlle Claude dormait étendue paresseusement sur l’herbe. Jacques ramassait de vieux marrons d’inde qu’il mettait dans le capuchon de Gilles (son cheval en l’occurrence). Quant à Jean Charles il piétinait les violettes (au désespoir de Chantal) en chantant à tue-tête et en nous apportant une fleur de temps en temps. En me les donnant il me disait « Here Mama darling » ou « Here sunshine darling » (dernière appellation qu’il a trouvée pour moi).
Rodolphe a jeté Biboule et Powley dans l’étang.
On a été visiter la glacière en leur faisant croire que c’était une espèce d’oubliette. Puis on est rentré joyeusement avec tous les bouquets de violettes dans le capuchon de Chantal.

27 mars
Gilles et Jacques apprennent à lire tous les jours avec moi et cela les intéresse énormément. Ils font de rapides progrès et auront fini dans un mois. Jacques a un peu plus de facilité que Gilles mais celui-ci a plus d’oreille.
En regardant par la fenêtre je vois Gilles revenir sur Three avec Rico marchant à coté de lui, bien entendu.

« Oh que j’aime ma patrie
Aimée par tant de coeur
C’est pour moi une soeur
Que je sers et je chérie »
Poésie de Chantal !

 

Le 22 Décembre 1933
Nous passons encore l’hiver à Aeltre, tous ensemble ; la terrible « crise » ayant atteint tout le monde de plus en plus profondément … ! Mais il fait bien agréable à la campagne et la conversation, au moins, y est plus variée. Pas de potins ni d’éternelles lamentations, mais de grandes discussions historiques et littéraires quand Rico est là. On se serre un peu la ceinture mais il n’y a pas toute la « Société » de Bruxelles devant laquelle il faut faire assaut de respect humain. La plupart des maisons de la ville sont à louer … des rues entières même !
Il vient de faire très froid et nous avons beaucoup patiné au Craenepoel et sur la mare de la prairie, Chantal, Miss et moi. Les garçons se contentent de glisser sur la glace avec un petit traineau à la mode du pays. Ils grandissent beaucoup et les jumeaux savent maintenant lire, écrire et un peu calculer. Ils roulent beaucoup à bicyclette et commençaient même à jouer au tennis cet été. Jean Charles persiste à se déclarer « trop jeune » pour évoluer sur un vélo. Il a beaucoup d’orgueil et n’aime pas à se voir dépasser par les autres. Il tape du pied et se met souvent en colère mais il fait de charmantes déclarations à sa mère qui sent alors son coeur se fondre … Jacques est très persévérant. Gilles plutôt distrait mais réussi mieux que Jacques pour le calcul. Ils adorent les livres d’image et veulent toujours que je leur montre le même livre allemand genre « Max und Mauritz » où de méchants garçons finissent toujours par être punis par des supplices atroces ! Les choses de l’au-delà les intriguent aussi beaucoup. Hier Jacques, ayant beaucoup ennuyé Gilles, celui-ci finit par lui dire très sérieusement :
« Jacques, I am not saying anything …. But you are certainly going to go to hell … ».
Cet automne, le grand amusement était de se rendre au passage à niveau de Bellem pour voir passer les trains. Quelle émotion délicieuse et terrifiante ! Chantal et Claude travaillent avec Mlle Leclerq, une jeune institutrice passable qui leur enseigne aussi le flamand. Elles ont fait chacune une chute sensationnelle à cheval dont les conséquences n’ont pas été graves heureusement, mais qui j’espère auront guéri leur père de la fantaisie de les faire galoper sur des grands pur-sang ! Nous n’avons plus que le bon Three que je monte seule en semaine à ma grande terreur car il est assez gai et tire beaucoup. Aussi je pars tous les matins plus morte que vive et je redescends de sa hauteur avec un certain soulagement.
Rico vient en week-end étant très occupé à Bruxelles par la direction du futur « Vieux Bruxelles » de l’Exposition de 1935. Pourvu que les cataclysmes qu’on prédit à l’Europe n’éclatent pas d’ici là. Nous avons l’impression de vivre sur un volcan.
Chantal et Claude lisent beaucoup de Jules Vernes et autres livres. Tout y passe et elles dévorent insatiablement. Elles sont très sages, sauf leurs petites querelles intestines où elles se montrent fort « Chipies », surtout Claude.
François nous écrit toujours des lettres intéressantes du Congo, quoiqu’il soit maintenant à Stanleyville avec ses éléphants convoyés de Gangela par lui et semble ronger son frein dans cette ville. Il regrette la brousse.
Rodolphe est un beau « Gosse » ( ?) au peloton spécial des guides. Il « tombe » les jeunes bourgeoises de Bruxelles, rentre la nuit par les fenêtres, monte très bien à cheval et accumule des jours d’arrêt ainsi que des foudres militaires sur sa tête d’Adonis

 

 

Le 18 Avril 1934

 

 

 

Encore un excellent hiver passé à la campagne. Papa se porte beaucoup mieux. Les enfants toujours à merveille. Les filles ont une jeune institutrice flamande et Chantal comprend déjà fort bien cette langue. Mlle Lecleclerq, quoique zélée pour les classes est une tourte de premier ordre pour le reste. Enfin cela n’a pas d’importance puisque Maman et moi sommes là pour surveiller de près. Claude se transforme au point de vue santé. Rico déclare que c’est dû à l’équitation. Elles ont eu en effet ici, tout l’hiver, un petit poney shetland qui a fait le bonheur des 5 enfants. Mais c’était surtout Claude qui le montait tous les jours et c’était très joli de la voir galoper dans les avenues, boucles blondes au vent. Elle accompagnait Rico ou moi pendant de longues promenades et dépassait souvent « Three in the morning » au galop ! Celui-ci vit toujours et est toujours aussi fringuant. Les petits viennent de passer 10 jours pendant leurs vacances au square avec Rico et moi et mon père. Ce dernier n’ayant pas voulu aller cette année au bord de la mer parce que c’était un peu tôt. Chantal et Claude ont pris des leçons d’équitation à l’Etrier ce qui les a enthousiasmées. Elles ont des dispositions toutes les deux, Claude surtout, qui se révèle la digne fille de Rico. Il y avait là un poney gris qu’elle montait à merveille. Elles ont aussi pris des leçons de natation au « résidence ». Enfin les journées ont été bien remplies. Les 3 garçons grandissent et se fortifient toujours. Ils travaillent bien avec moi et font des dictées tous les matins. Gilles a déjà perdu ses 4 dents de devant (à 6 ans et demi). Il est un peu distrait et a des mouvements nerveux des épaules. Il n’arrive pas à fixer son attention. Je crois que cela passera en le fortifiant. Jacques est maigre mais vif comme la poudre : joues rouges, oeil brillant. Tout le monde l’admire mais il faudra lutter pour qu’il ne devienne pas trop égoïste et personnel et pour que Gilles dise la vérité car il dénature complètement celle-ci sans même s’en douter. Parfois susceptible et rancunier. (suivent trois lignes complétement raturées). A part cela ils sont bien gentils, plein d’enthousiasme de naïveté enfantine et ne cherchent qu’à comprendre. Chantal grandit et étudie très bien. (suivent quatre lignes complétement raturées). Elle est assez renfermée mais aime la vie de la campagne. Elle emmagasine tout ce qu’on dit et est très curieuse des choses de la vie. (suivent deux lignes complétement raturées) . Je voudrais tant leur donner une conception franche et honnête de tout.
(suit une ligne complétement raturée). C’est difficile malgré tout d’arriver à l’âme de ses enfants.
Jean Charles aura 5 ans lundi 22 avril. Grand évènement … il aura une bicyclette à lui et commencera à travailler. Aussi cela lui parait-il une date fatidique et de haute importance ! Il aime beaucoup son papa et éprouve une immense fierté, un peu timide, à l’aider à soigner le cheval ou se promener avec lui. Il excelle aux parties de football que son père organise les dimanches dans la prairie.

 

Dimanche 22 avril
Fête de Jean Charles, par une belle journée de printemps. Le coucou appelle dans les bois, les oiseaux chantent, les prairies s’émaillent de pâquerettes, les rhododendrons fleurissent. A la ferme les arbres fruitiers ressemblent à de grands bouquets neigeux contre le ciel bleu. Un petit agneau est né cet après-midi et tout le monde quitte la partie de football traditionnelle pour aller le contempler. Claude tremble d’émotion ! Sa chère brebis « Kiki » est là, léchant son petit agnelet frisé et bêlant.
Puis on se rend à la salle à manger admirer le gâteau aux 5 bougies et les cadeaux de Jean Charles.
Jean et Ghislaine sont là en week-end et comme Jean est parrain, il comble son jeune filleul.

1er Juin
Les rhododendrons sont à leur maximum de gloire. Il fait très chaud et ensoleillé. L’air résonne du chant des oiseaux, de l’appel du coucou, des roucoulements des ramiers. Les feuillages sont luxuriants mais d’un vert encore frais. Les blés ont atteint leur croissance. Il faut se dépêcher de jouir de ce court mois de juin si beau et si brillant avant de partir pour l’aride plage de Westende. C’est ce que font les enfants. En légères espadrilles de caoutchouc ils courent dans l’herbe, se penchent au bord des ruisseaux, se cachent derrière les taillis verdoyants ou fendent l’air à toute vitesse sur leurs 5 bicyclettes.
Jean Charles les suit parfaitement maintenant. Chantal et Claude ont aussi élu domicile dans un hêtre près du tennis. Elles l’ont divisé en appartements et grimpent avec agilité jusqu’au sommet. Je me promène presque tous les jours sur le vieux Three et je découvre de jolis chemins dans les environs.

26 Octobre 1934
Dire que j’ai eu 33 ans mardi … c’est effrayant !
Nous sommes de retour à Aeltre depuis le 6 septembre et l’automne s’annoncer très agréable malgré les évènements tragiques qui ont bouleversé les esprits (Assassinat du Roi Alexandre et de Barthou).
Nous avons une jolie petite battue aux faisans samedi dernier, le 20. Les enfants aiment déjà l’atmosphère un peu agitée de ces journées de chasse. C’est tout à fait comme nous autres dans le temps.
Chantal est demi-pensionnaire à la V.F. en 6ème latine. Elle en est ravie et passe ses soirées au square entre son père et son grand-père. Pour Rico c’est plus agréable mais j’espère que ces va et vient en tram ne l’enrhumeront pas trop.
Les jumeaux et Claude travaillent très sérieusement avec Mlle Thomissen. Celle-ci est charmante et semble une délivrance après la fruste Mlle Leclerq. Je joins ici une page écrite par Jacques (a disparue depuis) pendant sa révision, pour montrer que le travail ne l’ennuie pas puisqu’il recommence ses tables de multiplications au lieu de jouer. Espérons que cela continue plus tard et que ce beau zèle le mène loin.

 

Le 3 Avril 1935
Encore un hiver presque achevé quoiqu’il fasse encore frisquet et que les bourgeons sortent à peine. Chantal à eu beaucoup de rhumes et a manqué un mois de classe à cause de cela. Mais elle suit tout de même bien sa 6ème et a toujours des cartes dorées.
Claude se porte à merveille. Elle est devenue tellement grasse que tout le monde la taquine à ce sujet. Elle a un gentil poney gris (prêté par Guy de Briey) qu’elle monte tous les jours avec maîtrise. Nous faisons de jolies promenades dans la campagne à nous deux avec Three et le poney.
Les 3 garçons grandissent. Gilles s’allonge, il est assez pâle. Souvent dans la lune !
Jacques, très coloré au contraire, tellement nerveux qu’il ne peut pas rester un instant tranquille surtout quand il est dans le banc familial le dimanche à l’église. Il est très gai mais se met facilement en colère contre ses frères. Ils travaillent bien tous les deux avec Mlle Thomissen et aiment beaucoup la lecture.
Jean Charles, le plus costaud des trois, il sait déjà bien lire et écrire maintenant, tâchant de rattraper les autres. Il a l’esprit très ouvert et beaucoup de réceptivité. Tous les trois sont pleins de zèle et de gentillesse et s’intéressent à tout. Jean Charles est le plus précis des trois. Il a beaucoup d’amour propre et d’orgueil, mais il a bon coeur.

Je leur lis des histoires, contes de fées et autres, presque tous les soirs. Le matin je fais travailler Jean Charles quand je ne suis pas à Bruxelles où je me rends 2 ou 3 fois par semaine auprès de Rico et Chantal.
L’exposition est presque terminée. Rico a beaucoup à faire au Vieux Bruxelles.
Le franc belge vient de tomber de 28 pourcent. La situation financière est très compliquée en Belgique. Aurons-nous la guerre cette année ?

Juillet 9
Temps exquis. Bonheur de retrouver cette année une vraie atmosphère d’été dont on est toujours un peu frustré au bord de mer. Nous n’irons à Westende qu’en Août. Promenade à bicyclette avec Rico et les van Dombergen. Pic-nic dans les bois.
Chantal est entrée aux guides et prend sa tâche très au sérieux.
Printemps très agité à l’Exposition, fêtes nombreuses.
Le Vieux Bruxelles est un grand succès. Les Vaxelaire donnent un bal ravissant.

Août
La mort de notre charmante reine Astrid attriste la fin du séjour à Westende et plonge la Belgique dans le deuil pour le reste de l’année.

Automne
Clôture de l’exposition – Fête au vieux Bruxelles.
Installation de notre appartement rue du noyer, 3ème étage d’un gratte-ciel de 14 étages.
Jolie vue sur les jardins de la Vierge Fidèle. Hiver paisible à 4 avec Chantal et Claude qui vont et viennent dans leur couvent. Soirées où on lit à haute voix « Le grand Vaincu » (note d’alex : Le grand homme vaincu de Victor Hugo ?), Lagardère, du Châteaubriand. Les petits sont restés à Aeltre avec Mlle Thomissen. Miss nous a quittés, les garçons deviennent trop grands, mais nous la voyons souvent.

Ma santé n’est pas brillante. Je pars pour le Tyrol en Février mais ce séjour en montagne dont j’escomptais le plus grand bien, ne me réussit pas.

Vacances de Noël à Aeltre avec Rodolphe et François revenu en automne de son premier terme au Congo.

Vacances de Pâques à Westende (les enfants seuls avec moi) par un temps abominable mais cela fait du bien. Ils vont nager à Ostende aux Termes. Ils sont très gais, surtout Jean Charles. On chante toute la journée et on se sent très libres sans la présence de Bon Papa de Schoutheete. Le soir nous lisons le « Général D’Ourakine » et Jean Charles répète toute la journée « Cent mille roubles de revenu ! »

Mois d’Août à Westende comme toujours avec Mlle Thomissen.
Chantal et Claude font de la gymnastique tous les jours. Jacques commence un peu à nager.

Septembre à Aeltre avec miss.
Marie Magdeleine est venue aussi à Westende pendant 15 jours.

Ma grand-mère de Montalembert est morte en mars. Nous avons été l’enterrer au Coudray et cela m’a rappelé tant de vieux souvenirs. Nous étions là, un tas de cousins germains : Les 7 enfants d’oncle Marc René, Lily d’Eudeville et ses 4 frères, Bertrand et Edouard de Montalembert, Anne et moi. François était reparti au Congo et Rodolphe n’avait pas pu venir. Marie Magdeleine était encore en pension.

Les 3 garçons font leur 1ère communion à St André le 16 juillet. Fête exquise et recueillie.
(Note dans la marge) Claude et les Garçons attrapent la varicelle à tour de rôle.

Vacances de Noël à Aeltre avec les Bousies. Nos 9 enfants s’amusent follement ensemble. De plus Tante Bab vient nous rejoindre avec Charlie, Aymerie, Emmanuel et aussi Baudouin de Grunne. Marie Magdeleine est là. On fait de grandes parties de cache-cache et les jeunes oncles apprennent un tas de vieilles chansons à leurs neveux émerveillés. Ces vacances marqueront leur existence. Ils déclarent n’en avoir jamais passé de meilleures !

 

Le vent se lève, l’orage gronde

1937

2ème hiver rue du Noyer. Rico s’occupe de l’exposition de Paris. Il est Directeur des Services Administratifs du pavillon belge. Claude prend souvent une mine soucieuse que je tâche de combattre et son père se plaint de son silence à table. Elles se disputent beaucoup entre elles, hélas !
Difficultés de cuisinier cet hiver … tout un défilé de cordons bleus (hum !).
Claude monte à cheval avec Rico le vieux Three qui se trouve à Stockel.
Rodolphe s’engage dans l’armée de Franco et part pour l’Espagne. Je me sens très triste en le quittant à la gare du midi. En reviendra-t-il ?
Depuis, après s’être battu héroïquement avec les phalangistes et avoir été légèrement blessé, il a été versé dans l’aviation. Il est maintenant pilote de chasse sur gros avion de marque allemande et son escadrille a pris part à une multitude de combats aériens très meurtriers. Nous tremblons pour son existence. Il nous écrit des lettres enthousiastes. C’est la vraie vie qu’il aime et qui fait ressortir ses qualités d’audace et de sang-froid.

24 mai
Voilà un mois aujourd’hui que notre vie de famille si unie a été bouleversée par un bien triste évènement : la mort subite de Papa dans le train entre Paris et Amiens alors qu’il revenait à Aeltre après avoir passé un mois au Torch en Algérie. Un mois déjà et on arrive pas encore à réaliser qu’il ne sera plus jamais parmi nous ici dans ce joli Aeltre qu’il avait créé et qu’il aimait tant.
Il nous avait quitté le jour de Pâques en bonne santé et si joyeux de faire le voyage tant désiré par lui. Nous étions arrivés en Citroën le vendredi. Je vois encore son départ dans le vestibule. Rico le taquinait sur son élégance et les enfants courant après l’auto, comme toujours, au moment où elle démarrait.
Depuis il avait écrit à Maman des lettres enchantées de son voyage se déclarant un peu fatigué mais content du résultat de sa visite au Torch avec son fidèle Limon.
Le jour de sa mort, il avait déjeuné chez tante Bab, rue de Varenne, très gai et bien portant et leur avait raconté un tas de choses sur l’Algérie etc …
A 5 heures il prenait le train (pour Bruxelles puis pour Deynze). Nous n’étions pas prévenus de son retour et ne l’attendions que pour le lendemain. Une demi-heure plus tard, pris d’un malaise subit, paraît-il, il a eu une légère indigestion, puis il s’est affaissé et n’a plus parlé ni bougé. On l’a étendu sur la banquette du wagon. Un médecin se trouvant dans le train l’a examiné et a fait arrêter le train à Longeau. Là on l’a descendu, toujours inconscient, et une micheline l’a amené à Amiens où on l’a transporté dans l’hôpital municipal où il a expiré doucement à 2 heures du matin sans reprendre connaissance.

 

 

 

 

 

 

 

 

Prévenue par téléphone à 10 heures du soir seulement, Maman est partie en hâte en auto avec Anseuw (j’étais malheureusement à Bruxelles) pour Amiens mais elle est arrivée trop tard. Tout était fini depuis une heure. Ce furent pour elles des heures bien pénibles et douloureuses. Juan d’Alcantara, qui habitait près d’Amiens à heureusement pu l’assister et adoucir ces moments pour elle. Nous l’avons rejointe, Anne, Rico et moi le lendemain vers 11 heures, après une nuit pleine d’angoisse pour nous tous. Antoine avait été chercher Marie Magdeleine et l’a amenée vers 3 heures de l’après-midi. Jamais je n’oublierai cette arrivée à Amiens par un soleil éblouissant, un ciel tout bleu. Puis cette impression désolante de retrouver Papa, blanc et silencieux à jamais, étendu sur un brancard, enveloppé simplement dans un suaire au milieu de cette salle neuve, claire et vide où la lumière du soleil rendait toute cette scène si crue, incroyable à force d’être réelle. Maman assise toute seule à coté de lui sur une chaise en paille.
Papa qui était si vivant et si jeune de caractère encore. Cela semblait si incroyable et injuste.
Mais en face de cette salle se trouvait la chapelle de l’hôpital, ravissante et recueillie, avec le saint Sacrement et c’était pour nous une circonstance providentielle et bien consolante de sentir la Présence Divine si près de nous, nous rappelant que l’âme de Papa se trouvait maintenant avec Elle dans une éternité de bonheur.
Nous avons pu ramener Papa à Aeltre en auto le lendemain matin, dimanche 24, après une messe simple et recueillie suivie d’une petite absoute. Antoine l’a accompagné, tandis que nous reprenions le train pour la Belgique.
Après les premières semaines bouleversées :
– L’enterrement à Aeltre, très émouvant par le bel hommage de la population qui est venue en foule lui rendre un dernier témoignage de gratitude (il les avait tant aidés et secourus !)
– Le service à l’Eglise de la Cambre le lundi 3 mai,
La vie a repris son cours, mais il y a une présence qui manque et que tout semble attendre encore. Ce matin nous avons fait dire une messe où nous avons été Maman, Marie Magdeleine et moi avec les cinq enfants. Puis nous nous sommes rendus au cimetière où on a de la peine à s’imaginer qu’il est là, sous la terre. Les enfants ont été très émus de la mort de leur Bon Papa avec lequel ils vivaient depuis 5 ans. Claude en a eu une peine immense à l’église le jour de l’enterrement. Yolande de Bousies et elle pleuraient si fort que nous ne savions comment les calmer.
Pour Claude, la présence de son Grand Père se confondait avec son cher Aeltre qu’elle aime tant et qu’elle a si peur de quitter. Elle prend aussi une grande part à la douleur des autres. Chantal a été tout ce qu’il y a de plus gentille pour Maman et pour moi.

Le temps est splendide depuis 3 jours après deux mois de pluie diluvienne. Les rhododendrons commencent à prendre leur aspect de grands bouquets multicolores. Les feuillages sont luxuriants. Je vois d’ici Aeltre prenant l’aspect calme et un peu mélancolique du Coudray où Bonne-Maman, veuve aussi, laissait tout doucement vieillir les choses, parant simplement au plus urgent des réparations. Papa était essentiellement créateur et il lui fallait toujours du nouveau. C’est ainsi qu’il a formé tout ceci, tandis que Maman tempérait et dirigeait son goût. Ce nouvel état de choses aura malgré tout aussi son charme.
François et Rodolphe, si loin pendant ces tristes évènements, nous ont écrit des lettres pleines de coeur. Dans de pareilles circonstances on sent combien les liens du sang sont vivaces en nous.
Pour remémorer les faits de cette année nous avons quitté définitivement notre appartement le 15 Avril, date à laquelle je me suis installée ici. Je vais souvent loger dans la Villa de mon beau père à Rhodes Saint Genèse où je retrouve Rico. L’exposition ouvre aujourd’hui. Les circonstances ont changé le programme de mon été. Je devrais être là-bas en ce moment.
Le 31 mai
Les rhododendrons sont en pleine gloire. Ce sont de véritables ilots fleuris qui semblent naviguer dans l’étendue verte des prés. Leurs masses rubis, mauves ou blanches serties dans leur sombre feuillage mettent le coeur en joie. La fin de ce printemps est radieuse et les soirs, d’une ineffable sérénité. En allant aujourd’hui à bicyclette au village, je longeais les champs à l’odeur délicate des blés en fleur me faisant penser aux vers de Mme de Noailles : « J’ai tenu l’odeur des saisons dans mes mains. ».
Les enfants jouent au tennis avec acharnement et cela m’amuse beaucoup de faire des parties avec mon trio. Rico est à Paris où j’irai le rejoindre sans doute la semaine prochaine. Jean Charles dort dans ma chambre et me réveille tous les matins. L’autre jour la Tante de Beauchesne est venue faire un petit séjour ici. Elle a plus de 80 ans mais elle est encore étonnement alerte. Les enfants avaient été très frappés par son titre de Marquise, tout nouveau pour eux. Aussi Jean Charles ouvrant un oeil le lendemain matin vers 6 heures et demi me dit avec sérieux « il ne faudra pas chanter l’air de Mme la Marquise aujourd’hui ! ».

Décembre 1938
Deuxième hiver dans notre maison (louée) de l’avenue de Broqueville. Nous y menons une heureuse vie de famille enchantés d’être de nouveau tous réunis.
C’est la 2ème année d’externat des 3 garçons au Collège St Michel. Ceux-ci suivent bien leurs classes de 6ème, 7ème et 8ème . Cet été Jacques a fini 7ème de sa classe sur 37 élèves. Gilles … de sa section sur … élèves et Jean Charles a eu une mention honorable n’ayant pas pu terminer ses concours pour raisons de santé : opéré des amygdales, séjour au Zoute et à Aeltre. Ce trimestre-ci il a bien commencé son année scolaire : 1er en orthographe sur 40, 3ème en grammaire, 2ème en analyse, 2ème en religion. Le calcul hélas est moins brillant (pour tous les 3 du reste). C’est dommage.
Gilles se laisse un peu aller et glisse vers la queue de la classe. Espérons qu’il se ressaisira. Il est trop vague mais très bon garçon et gentil à la maison.
Jacques est aussi moins brillant que pendant l’année écoulée. Il est déjà en latines ce qui est plus difficile. Ce qui leur manque un peu c’est l’attention. Enfin ils viennent de revenir avec 3
Cartes dorées ce qui est un record. Ils s’amusent beaucoup à eux 3 et inventent un tas de blagues de collégiens.
Chantal est pensionnaire à la V.F. depuis Pâques. Changement salutaire à son caractère assez difficile en ce moment. Elle y a quelques bonnes amies : les van Praet, v. d. Straeten etc… Elle est plus grande que moi et commence à être tout à fait jeune fille. Il y a en elle l’étoffe d’une femme supérieure si elle arrive à dompter son orgueil et ne se perd pas dans une vie futile.
Claude est assez délicate et j’ai dû l’envoyer à Aeltre pendant tout le 3ème trimestre. Elle y a gagné 4 kilos. C’est une petite fée silencieuse à laquelle il n’y a presque jamais rien à reprocher, sauf de rester un peu trop dans sa coquille. Si elle s’épanouit un peu tout ira bien. Elle rentre le soir pour étudier ses leçons en compagnie d’un canari qui sautille liberté dans sa chambre.
Les 5 à 7 se passent pour Rico et moi à surveiller les devoirs et leçons de ces 3 messieurs, ce qui n’est pas toujours commode. Nous nous en occupons énormément et espérons en recueillir les fruits !
Le mois de septembre a été troublé par une sérieuse menace de guerre et Rico a été rappelé sous les armes pendant 8 jours. Grandes émotions.

Le 24 novembre,
mariage de Charly à Paris.
Nous allons passer les fêtes de Noël à Hansbeke chez les Bousies.
Rodolphe se bat toujours en Espagne.
François rentrera du Congo au printemps.

Nouvelle alerte et commencement de mobilisation. Je n’ai pas de nouvelles de Rico depuis hier mais suppose qu’il a dû rejoindre son régiment ce matin. Nous sommes rentrés hier d’une merveilleuse randonnée en auto à travers la France avec Chantal et mon beau-père.

Le voyage était offert par mon beau-père pour récompenser ses petites filles de leurs bonnes places en classe.

Voici l’itinéraire :

Mercredi 16 :

Départ de Bruxelles. Déjeuner à Luxembourg au restaurant Cravat. Arrêt à Metz pour visiter la cathédrale gothique élancée. Moins bonne impression que la dernière fois.

Visite de Nancy par un temps ravissant. Dîner au restaurant Stanislas. Logeons sur la jolie place.

 

Jeudi 17 :

Départ de Nancy. Arrêt à Epinal pour visiter la basilique St Maurice. Déjeuner excellent à Besançon au « Palais des Gourmets ». Jolie vue sur les quais du Doubs. Rue pittoresque aux abords de la Cathédrale (laide à l’intérieur).

Visite de Salins (où je suis revenue en 59 lors de la maladie de Maman), petite ville de montagne ravissante. Claude et moi grimpons jusqu’à l’église romane de St …

Pays délicieux. Superbe panorama en quittant Besançon et remontant la vallée de la Loire. Logeons à Lons-le-Saulnier à l’ « Hôtel du Cheval rouge » simple mais confortable. Bonne cuisine. Allons voir la vue grandiose des Rochers de Baumes-les-Messieurs, cirque de rochers fantastiques avec le village de Baume dans le fond.

 

Vendredi 18

Route ravissante, paysages de vallées, de lacs, boisés. Lac de Bonlieu. Joli coin de Clairvaux. Montée vers le col de la Faucille, 1350m. Vue profonde sur la vallée de la Valserine. Descente, hélas tout à fait dans les nuages, sur Genève. Déjeunons, dînons et logeons à l’hôtel Richmond avec une vue exquise sur le lac. Mon beau-père et moi allons voir les tableaux du Prado.

Velasquez : Mes menines, les infantes, les nains, Diogène, Philippe IV surtout le portrait à mi-corps etc….

Le Greco : St Pierre, symphonie en jaune et bleu, le capitaine en manteau blanc, le chevalier la main sur le cœur, la Pentecôte etc… etc…

Goya : La Comtesse Chinchon et le portrait du peintre qui voisine, des esquisses pour le grand portrait de la famille de Charles IV.

Le beau Memling qui servait d’autel portatif à Charles Quint.

Les magnifiques Roger van der Weyden (descente de croix) etc… etc…

Que de merveilles.

Nous retournons le soir Rico et moi, Chantal et Claude. Je suis heureuse de revoir les Greco. Cette peinture si moderne, à coté de laquelle les compositions des autres peintres paraissent figées, demande à être regardée longtemps. Il y tant d’âme, de mouvement. C’est prodigieux.

Rico, Chantal et Claude prennent un bain dans les eaux transparentes du lac.

 

Samedi 19

Promenade en bateau sur le lac. Soleil et brume. Vers Montreux et Territet les montagnes se dégagent. Un joli vol de mouettes suit le bateau et happe au vol le pain que Chantal et Claude leurs jettent.

Débarquement à Evian vers 5 heures. Nous nous installons à l’hôtel Belle-Vue où nous sommes très bien et d’où nous dominons le lac. Rico se baigne au lido d’Evian et nous admirons les évolutions acrobatiques de deux professionnels du ski nautique.

 

Dimanche 20

Messe et départ par Thonon. Nous nous enfonçons en Haute Savoie, remontant le long de vallées sauvages et verdoyantes où on voudrait revenir faire de la marche à pied. Col des Gets, Taninges, Cluses, Sallanches, Combloux, Megèves, vallée de l’Arly, Albertville. A Salins, juste avant Brides-les-bains, nous prenons un petit chemin de montagne et grimpons jusqu’à « Champoulet » où les Robbe nous attendent à déjeuner. Charmante maison de campagne au flanc de la montagne dans un paysage grandiose, baigné d’une lumière déjà toute italienne. Une vigne court tout le long du grand balcon de bois qui entoure le premier étage et forme aussi l’allée dallée qui mène à la maison, confort très parisien dans un décor rustique. Déjeuner somptueux.

Retour sur Albertville, Montmelian, pour terminer à Chamberry. Le soir nous nous promenons sous les murs du Château qui parait fantastique dans l’obscurité.

 

Lundi 21

Nous longeons le lac du Bourget sur sa rive gauche et nous avons une belle vue d’Aix-les-bains dans la brume du matin. Le lac est calme dans sa splendeur toute fraiche, moirée çà et là par la brise.  Tunnel du Chat. Abbaye de Haute Combe où un sympathique jeune bénédictin (des moines de Solesmes) nous montre l’église. Il a entendu parler de Bon-papa et cela l’intéresse beaucoup. Continuons sur Seyssel, Bellegarde où nous déjeunons (hôtel Terminus). Nantua et ses jolis lacs. Puis la route monte très fort et nous nous arrêtons pour contempler la vue merveilleuse sur Nantua et son lac. Chantal et Claude photographient une petite bergère et ses bêtes.

Descente idéale sur l’Ain que nous longeons jusqu’à Pont d’Ain. Visite de Brou, très belle dans sa blancheur, trop froide hélas, maintenant qu’elle est désaffectée. Superbes tombeaux de Marguerite d’Autriche, Philibert de Savoie et Marie de Bourgogne. Logeons à Mâcon chez Burtin. Nos fenêtres donnent sur la Saône qui coule large et lente dans le brouillard ensoleillé.

 

Mardi 22

Départ un peu inquiet à cause des mauvaises nouvelles. On nous avait annoncé la mobilisation en France. Arrêt à Tournus où le curé lui-même nous fait les honneurs de son église et monte avec nous dans la curieuse tribune (ancienne salle d’arme) au fond de l’église. Merveilleuse architecture romane datant de 900. Belle tour.

Dijon. Déjeuner à l’hôtel de la Cloche. Téléphonage rassurant de Rico à la caserne à Bruxelles où toute est calme. Je visite la crypte de Ste Bénigne (merveille romane) pendant que Rico et les enfants vont voir la ville.

Partons ensuite pour la Roche-en-Brenil où nous arrivons vers 5 heures.

Tante Bab et Oncle André nous y reçoivent avec Aimery qui est en congé et Alex qui fait un séjour là-bas après avoir été malade. On répare le pont de l’entrée. Il fait doux et calme. Les trois enfants de Lily sont là, très jolies, surtout la petite Catherine, toute bouclée et ravissante. Chantal et Claude s’intéressent à tous les souvenirs de famille.

Nous repartons pour Avallon où nous logeons à l’hôtel de la Poste. Charmant hôtel et table succulente.

 

Mercredi 24 (23 en réalité)

Joli porche roman de l’église d’Avallon. Il ne fait pas assez beau pour jouir de la vue de la terrasse.

Arrivée à Vézelay. Magnifique impression de cette belle pierre rosée. Il faudrait la revoir par une belle fin de journée ensoleillée. La montée dans l’abbaye à travers le village est charmante. Dire que cette superbe église a vu le départ de la deuxième croisade, Richard cœur de Lion et Philippe auguste, Pierre l’Hermite. Merveilleuse terrasse. Déjeuner à Auxerre (restaurant Pot). Jolie cathédrale St Etienne, vitraux. Arrivée à Reims par l’orage et pluie diluvienne. Hôtel Foch.

Jeudi 25 (24 en réalité)

Visite de la cathédrale de Reims. Belle rosace moderne au-dessus de la porte d’entrée. 2 rosaces anciennes et beaux vitraux de chœur. Le sacristain nous explique hélas qu’on est déjà en train de les démastiquer pour les remettre en sureté en cas de bombardement. Retour en Belgique par Methet, Philippeville et Charleroi où nous déjeunons.

Jeudi 31 août

Voilà 8 jours que Rico est mobilisé. La tension internationale semble augmenter chaque jour.  Ici à la campagne on vit une espèce d’attente angoissée en jouant des Parties de tennis entre Hansbeke, Aeltre et Rellem. Rodolphe est toujours là, ne sachant s’il doit repartir pour l’Espagne ou s’il devra servir ici ?

 

Vendredi 1er septembre

L’Allemagne envahit la Pologne.

 

Dimanche 3 septembre

La France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne.

 

Le 5 Octobre

Nous sommes à Bruxelles le 18 septembre : rentrée des classes de St Michel.

Après avoir fait nos bagages avec certaine appréhension, en se demandant si on ne serait pas obligés de fuir bientôt de nouveau vers la campagne … nous avons repris notre vie normale et citadine.

Mais Rico est toujours sous les armes. Son ancien régiment, le 2ème Guides a été reconstitué. Cérémonie émouvante sur la place de la bibliothèque à Louvain (le 16 septembre). Le Roi prononce un petit discours et remet l’étendard au colonel du régiment (A. van Derton). C’est Rico, qui l’avant-veille, avait été rechercher le glorieux étendard au musée de l’armée. Cet honneur lui revenait comme ancien du régiment. Il est le seul 2ème Guide qui restait. Les autres ayant passé au 1er lors de la dissolution du régiment.

Depuis tous ces beaux militaires sont partis pour la frontière hollandaise où leur mission est de défendre le canal Albert. Ils cantonnent à Bilsen où la vie est assez rude. Logés chez l’habitant sans feu ni confort. Mais ils ont organisé un mess agréable : Henri de Chastel, major, (Capitaine de Schoutheete faisant fonction de commandant), Lieutenant H. t’Kindt, Lieutenant Henkart, Lieutenant Visart, Lieutenant U. Strydonck, Lieutenant Vaes. Tous des types sympathiques. Rico est comme un poisson dans l’eau et a repris son âme d’autrefois.

La Pologne n’existe plus sur la carte, partagée entre la Russie et l’Allemagne. Revivra-t-elle ? Les allemands concentrent leurs troupes sur la frontière française tout en tâtonnant vers des propositions de paix.

Si on pouvait prévoir l’avenir ! Il n’y a qu’à redoubler de vigilance et de prières. C’est ce que font les  belges.

Le 14 février 1940
Mois de neutralité angoissée et armée jusqu’aux dents, secouée de temps en temps par des alertes. Après 4 mois monotones sur les berges du canal Albert, à Bilsen puis à Diepenbeek, Rico et son régiment sont en garnison à Bruxelles depuis le 8 janvier, à notre grande joie.

12 janvier,
Prise d’armes sur la Grand’Place par un matin d’hiver ravissant quoique glacé. Le 2ème Guide défile au son de la musique et s’aligne sur la place. Puis le Colonel Deboek prend « officiellement » le commandement du régiment. Ensuite on décore 3 officiers, dont Rico, qui venait d’obtenir l’ordre de Léopold avec glaives. Les 5 enfants ont assisté à cette jolie cérémonie, très fiers de leur Papa. Rico est nommé commandant.

Le 13 janvier
Alerte. Rico est rappelé au milieu de la nuit. On refait ses bagages. Chantal et moi nous lui faisons des adieux touchants à 5h30 du matin. Puis il revient à midi, tout s’étant apaisé.

Rodolphe d’abord rappelé dans une unité cycliste (ce qui lui allait comme un coup de pied) est versé ensuite à l’aviation où il pilote maintenant un « Hurricane », magnifique avion anglais. Il fait des cabrioles et des acrobaties dans notre ciel tout en s’y morfondant un peu après toutes ses victoires espagnoles. Il n’est pas encore officier, ce qui est aussi très dur après avoir été chef d’escadrille là-bas et avoir abattu 14 avions rouges. Il revient souvent chez nous le samedi, se précipite dans la baignoire et jouit intensément de retrouver un certain confort.

Nous attendons François qui doit rentrer du Congo où il avait prolongé de 6 mois au grand détriment de sa santé. Il a eu en effet dernièrement 2 fortes attaques de malaria et va nous revenir en piteux état. Oncle Eugène et Oncle Xavier sont aussi sous les armes, très martiaux dans leurs uniformes. L’un à l’infanterie, l’autre maintenant major au Chasseurs Ardennais.

Le 1er trimestre d’étude des enfants s’est très bien passé.
Jacques a été 6ème de sa classe.
Gilles 19ème  et
Jean Charles 4ème de sa section, la classe étant divisée en deux.
Chantal suit sa rhétorique d’une façon admirable, presque toujours première dans tous les concours. Elle est le bras droit de la maîtresse générale et tire le meilleur parti de sa dernière année de pension. Son caractère a fait des progrès étonnant ce qui est agréable quand elle revient à la maison.
Claude est également première. Elle ne se dispute plus avec Chantal. Leur grande passion c’est l’histoire de France et d’Angleterre. Elles élaborent de minutieuses généalogies des rois de ces pays, vrais travaux de bénédictins !

L’hiver est particulièrement rigoureux et nous avons eu de la neige presque tout le temps avec des températures sibériennes. Les gens se promènent à ski sur l’avenue de Tervuren et s’en donnent à cœur joie de dévaler les pentes de Woluwé. La jeunesse a beaucoup patiné.

François est revenu du Congo le 29 février, un peu à l’improviste. Il était impossible de prévoir exactement la date de son arrivée à Anvers, son bateau étant retenu dans les Downs par les anglais. Aussi n’y avait-il que Maman pour l’accueillir à son débarquement. Chantal et moi nous étions au Zoute pour faire une petite cure de repos que le temps ne favorisait guère. Notre colonial avait bien mauvaise mine mais quelques mois au pays l’ont vite remis, après un séjour en clinique à Anvers.

Le 6 mars
Maman et Marie Magdeleine retournent à Aeltre après un séjour de 4 mois à la pension Régence. Pauvre Marie Magdeleine a vu ses espoirs de bals et de fêtes de jeunesse frustrés par la guerre. Elle parait néanmoins très brillamment dans un « Ballet de fleurs », donné au « Résidence » pour une fête de charité et elle y danse très gracieusement, accompagnée de Bébelle Houtard, Wivine Terlinden, les sœurs de la Barre etc. … représentant des perce-neiges. Elle s’occupe d’une pouponnière.

Rodolphe, enfin promu officier, est toujours à Schaeffen près de Diest où il tâche de persuader tout le monde de l’inefficacité de notre aviation. Joignant le geste à la parole, il terrifie les servants d’une pièce anti-aérienne sur camion, en fonçant dessus à basse altitude. Les voilà tous cachés sous leur voiture.
Il survole aussi Rico au canal et le reconnait très bien par terre.
Plus tard il se distingue en faisant la chasse aux avions étrangers qui survolent parfois le pays. Dans une ces rencontres il en aurait certainement abattu un si ses mitrailleuses ne s’étaient enrayées.

Les vacances de Pâques se passent à Aeltre où les « Purs » : Anne, François, Rodolphe, Marie Magdeleine et moi, nous sommes réunis pour la première fois depuis quatre ans. Nos époux  n’étant pas là, le temps se passe en plaisanteries « Grunnes » !
Hélas quand ce temps reviendra-t-il ……. ? Déjà à ce moment-là nous sentions planer d’incommensurables changements auxquels nous étions voués d’avance par notre inextricable situation de famille. Aussi les grands événements nous surprirent-ils peut-être moins que d’autres ? Nous avons certainement une âme collective, profondément animale et hautement spirituelle en même temps, qui ne s’étonne de rien sauf d’une existence monotone et dont le fond a toujours été plus vagabond que belge.

François et Rodolphe, maintenant plus rapprochés par la maturité de l’existence, se retrouvaient dans une bonne camaraderie et se racontaient leurs années d’Afrique et d’Espagne. Puis François Travaillait ferme à un roman « fleuve » sur la vie au Congo. Où est son manuscrit actuellement …. ??

 

Vers le 16 avril le 2ème guide est envoyé à Tervuren où les officiers logent chez l’habitant.

 

Le 28 nous déjeunons là, à l’hôtel, en face du château, très gaiement, avec le Henri t’Kint, les Louis de Jonghe, les du Roy de Blicquy, etc. … Puis on goûte au Vieux Moulin.

 

Le 29, ils partent tous pour Brée sur le Canal Albert. C’est inattendu. Il faut décommander toutes espèces de projets mondains et les épouses se désolent de cet éloignement.

 

Le lundi 6 mai.

Grand thé bridge dans le somptueux hôtel Lambert. Les bénéfices sont pour les hommes nécessiteux de Dodo (qui y assiste en aumônier militaire). Combien, sous cette étiquette généreuse, on était frivole encore ! La maitresse de maison elle-même s’expatriait en Amérique … pour combien de temps … ?

D’autres après la fuite l’exode, retrouveraient leurs propriétés absolument pillées.

 

Le 7 mai

Rico et Rodolphe van der Stegen s’étant respectivement annoncés à dîner j’invite aussi les E. Iweins, les Ch. d’Yydewalle, les Guy de Briey et Carlos Villalobar.

Rico est retenu à Brée, Guy Briey à Evere. Alertes auxquelles nous sommes habitués. Guy vient après le dîner et flirte gaiement avec Sonia Iweins tandis que le mari de celle-ci nous énonce gravement que la guerre est tout à fait improbable. Il est directeur du département de la presse au Ministère des Affaires Etrangères et doit s’y connaître. Lui et Charles d’Ydewalle, le journaliste, font des gorges chaudes sur l’attaché de presse anglais qui les ennuie sans cesse, parait-il. Ils parlent aussi de la maladresse du gouvernement français qui a fait des démarches malencontreuses peu avant. Enfin tout le monde se quitte très gaiement à la fin de cette soirée bien réussie comme tout ce qui est improvisé. C’est dernière fois que nous devions revoir Guy, descendu au-dessus de Louvain quelques jours plus tard.

 

Le 8 mai

Rico revient et nous passons une après-midi champêtre chez les Villegas. Le lendemain il repart et nos adieux sont bousculés par l’oubli d’un portefeuille, suivi de la course pour prendre un dernier train ! (Nous ne devions plus nous revoir pendant 3 mois exactement). Mais toujours on ne se doutait de rien.

 

(9 mai). Il fait superbe. Je vais surveiller les 3 garçons à leur club de tennis puis passe une robe du soir pour aller dîner chez les Descamps. Réunion poseuse et embêtante malgré la bonne chère. Je suis à coté de d’Aspremont, ministre de l’agriculture, et de Jacques d’Ursel, officier aviateur. On parle politique mais toujours aussi aveuglément. On se quitte à minuit sans se douter le moins du monde que ce « monde » qu’on croyait si solide serait entièrement bouleversé quatre heures plus tard.

10 mai 4 H ½  du matin.

Chacun est réveillé en sursaut par un tintamarre effroyable. On se précipite aux fenêtres. L’aube est là, splendidement sereine … Mais de partout, des pièces anti-aériennes qu’on ignorait, crachent de projectiles vers le ciel.

Du coin de l’avenue fusent des balles traçantes lancées vers les nues par quelque prodigieux jongleur. Les sirènes se mettent à mugir des 4 coins de la ville, s’entre-appelant lugubrement.

Il fait si joyeusement beau pourtant … si pur ! Le soleil se lève avec tant d’allégresse que ce doit être une mise en scène, quelque colossale farce matinale et notre D.C.A. qui nous offre ce feu d’artifice à une heure déplacée ?

Les shrapnels éclatent très haut en éclaboussures d’argent. Que visent-ils ? Tiens, mais il y a plusieurs escadrilles d’avions qui semblent planer presque immobiles au-dessus de la ville ? Ce ne peuvent être des ennemis ? Je passe ma robe de chambre et je monte chez les enfants qui contemplent ce spectacle avec de l’enchantement dans leurs yeux encore ensommeillés.

Dans les appartements d’en face il y a des têtes à toutes les fenêtres. Comme cela se prolonge et qu’il est si tôt, je dis aux enfants de se recoucher et je rentre dans mon lit.

A ce moment-là, un atroce sifflement déchire l’air, suivi d’un éclatement de tonnerre. Des morceaux retombent en pluie sur les toits. Aïe !!! Cette fois-ci c’est tout de même sérieux ? En tout cas la maison est toujours debout. Je remonte 4 à 4 avec un petit frisson dans le dos. Les enfants aussi sont étonnés. Est-ce une bombe. Est-ce un obus de la D.C.A. …. ?

Très haut dans le ciel les avions sont toujours groupés, longs moustiques noirs au bourdonnement insidieux, devenus haïssables tout d’un coup, car ils sèment la mort. Ils laissent tomber d’autres bombes autour de nous mais la première a détruit la maison des Liedekerke, à 100 mètres d’ci au rond-point, tuant le petit Giles et blessant deux de ses sœurs. Un ménage uni. Douze enfants. Modèle de piété. Et puis ce bolide qui vous tombe du ciel. Les voies du Seigneur sont impénétrables et les premiers sont précisément ceux qu’il aime.

Le téléphone retentit. Tiny m’annonce ce que je ne voulais pas encore croire : La Guerre.

Mes pensées volent vers Rico. Il est là-bas aux avant-postes et nous nous sommes à peine dit au revoir hier ! Puis je dis aux enfants de s’habiller et nous allons à la messe à St Michel. La D.C.A. tire toujours vers le ciel. La voute de l’église va-t-elle soudains s’effondrer sur nous ? Enfin, confessés, communiés, nous sommes parés pour l’au-delà ! En rentrant nous contemplons avec désespoir ce qui reste de la maison de Liedekerke. Cette ruche bourdonnante d’enfants n’est plus qu’un monceau de ruines. Dire que nous aurions pu avoir ce sort-là. Merci à tout jamais Seigneur ! Vous êtes trop bon pour nous.

Déjà tout à l’heure dans les grands appartements d’en face des hommes revêtaient avec hâte leurs uniformes. Maintenant il en surgit de partout qui se hâtent vers les gares, une petite valis à la main.

Toute la vie est changée. Le grand malheur qui nous hantait toujours, mais auquel personne ne voulait croire vraiment, est arrivé. Coups de téléphone, demandes de conseils. Déjà on est coupé de la province. Faut-il partir pour Aeltre ?

Déjeuner angoissé. Arrive Rodolphe qui était à Aeltre en convalescence (accident d’auto). Il va nous renvoyer l’auto de van Parys qui l’a amené. Nous ne le verrons plus.

Nous faisons fiévreusement nos valises. Puis nous disparaissons de temps en temps dans les caves de notre voisin quand les sirènes sifflent. On voit déjà passer des chars anglais sur l’avenue. Cette auto reviendra-t-elle ?

Elle revient vers 5 heures (Schaeffen est détruit. Rodolphe a dû chercher un autre aérodrome). Nous nous empilons dedans et filons vers Aeltre. Quand nous approchons de là-bas, nous nous rendons compte que la guerre est déjà partout : deux grands cadavres d’avions fument à l’horizon, sur notre droite et sur notre gauche.

 

Suivent des journées angoissées où les sirènes retentissent à tout bout de champs. Les avions de toute nationalité se croisent dans le ciel et on ne sait quand ils nous gratifierons de bombes. Jusqu’ici elles ne tombent qu’au loin, sur Gand. La D.C.A. est assourdissante.

Il y a des épisodes presque comiques, telle notre fuite éperdue vers les bois pendant le dîner… ! Ce sont les aviateurs belges logés au château qui nous persuadent d’opérer cette retraite. Ils sont bien démoralisés, ayant perdu plusieurs appareils (Un Ribaucourt dont l’escadrille a été décimée et lui-même descendu en parachute, vient nous voir. Il a le pied foulé et le moral aussi.). Ils sont d’ailleurs remplacés le lendemain par des français qui ne sont pas plus optimistes (et qui crient voir des parachutistes partout même dans les rhododendrons en fleurs).

 

Le lundi 13 mai,

je retourne à Bruxelles en auto avec Anne et suis atterrée de voir les ruines du pont d’Alost. Et dire que le bombardement a eu lieu le vendredi un quart d’heure après notre passage. Nous l’avons échappé belle !

J’arrive chez moi où je fais vite un tas de valises, car les Antoine ont décidé qu’il fallait partir le lendemain pour le Coudray.  Adieux touchants à Anne et Louise (Elles sont restées dans la maison jusqu’à notre retour.) que je ne peux hélas pas emmener et que je confie à mon beau-père. Des camions anglais sont arrêtés en face de la maison. Leurs conducteurs se lavent (en bon anglais !), se rasent et se restaurent dans le terrain vague.

Retour à Aeltre par une route détournée où nous sommes pris dans une file ininterrompue de véhicules fuyant vers la France. Dans beaucoup de villages déjà des dégâts de bombes. En sens inverse arrivent des petits tanks anglais et des camions français. On leur fait fête.

Le soir on emballe les objets précieux et on finit les valises.

 

Le lendemain vers 7 heures, départ en 2 autos conduites par Anne et par moi, accompagnées de Maman, Marie Magdeleine, les enfants d’Anne, les miens, mouche d’Ursel. Antoine reste à Hansbeke comme bourgmestre. Aucune nouvelle de Rico !

Toujours menacés par des avions, qui heureusement ne tirent pas sur nous, nous gagnons La Panne par de toutes petites routes. On quitte quelques fois les voitures pour se réfugier dans les fossés. Grâce au brassard de la Croix Rouge d’Anne, nous réussissons à dépasser des milliers de voitures qui font la file à la frontière et nous voilà enfin en France.

 

Par Dunkerke, Boulogne, (alertes sans gravité dans ces villes), Abbeville, Rouen, nous échouons le soir à Neufchatel en Bray après avoir conduit 14 heures de suite.

(voir cahier vert)