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Une opinion de Franklin Dehousse, Professeur à l’Université de Liège, ancien Représentant spécial de la Belgique et ancien juge à la Cour de justice de l’Union européenne.

C’était un grand diplomate européen. Il faut en témoigner, moi qui fus d’abord son adversaire, puis son ami. En effet, au survol de son curriculum, on comprend malaisément l’influence anormale forte qu’il a eue sur une série d’événements européens.

Au milieu des années 1990, il se trouvait à son apex : un ambassadeur belge à l’Europe anormalement stable et puissant. Arrivé là en 1987 après une brillante carrière, il avait immédiatement aidé au retour du vote à la majorité qualifiée, vingt ans après le compromis de Luxembourg, un tournant essentiel pour la relance européenne. En 1990, grâce au chaos de la politique belge, il avait mené largement seul la négociation du traité de Maastricht. La Commission, qu’il défendit beaucoup en coopération avec Jacques Delors dans toutes les nouvelles compétences européennes, lui doit beaucoup. En 1992, il eut l’intuition qu’on pourrait faire du Hainaut une région d’assistance prioritaire de l’Europe, grâce à une utilisation subtile de la présidence belge. Beaucoup d’infrastructures de la province lui doivent quelque chose. En 1993, il coordonna brillamment une présidence belge exceptionnelle, emmenée par J.L. Dehaene, W. Claes et P. Maystadt. Il contribua à faire demander un avis sur la ratification des accords de l’Uruguay Round. Cela mena au célèbre avis 1/94, peut-être le plus influent de tous les avis sur les relations extérieures.

A cette époque, il pesait plus en réalité qu’un ministre moyen. Beaucoup souhaitaient le ramener sous quelque contrôle. Ils recherchaient un instrument inédit pour cela. Ce fut moi. Pour la préparation de la prochaine négociation de traité, je fus nommé représentant belge. C’est peu dire qu’il fut agacé. (D’autant que j’étais non diplomate et avais 27 ans de moins que lui). Nos rencontres furent glaciales. Aux Affaires étrangères, je m‘amusais à présenter nos déjeuners comme les rencontres de Dracula et du professeur Van Helsing. Il connaissait bien la diplomatie, et les corridors du pouvoir. Il me créa nombre de problèmes. Ce fut réciproque. Après neuf mois, tout le monde réalisait la nature improductive de la situation. Il paraissait évident que, vu son expérience, Philippe retirerait plus dans la négociation que moi. Il faut s’incliner devant les compétences, surtout quand elles dépassent les nôtres. De mon initiative, je proposai au Premier Ministre Dehaene de le nommer négociateur du traité, tout en prenant moi-même la rédaction des positions belges et des rapports parlementaires. Ce gambit inédit fut en fin de compte accepté par tous.

Nous nous retrouvâmes alors côte à côte dans la négociation du traité d’Amsterdam. Nous collaborions sur tous les sujets. Malgré la complexité de la Belgique, nous avons lancé une série de propositions. Il m’apprit beaucoup de choses. La chaîne diplomatique fonctionnait à merveille. Nos divers commanditaires étaient tous satisfaits. Cela reste une des meilleures expériences de ma vie professionnelle européenne.

La fin de la négociation marqua aussi la fin de sa carrière diplomatique. Il se retira, je restai dans le circuit diplomatique. Et quelque chose d’étrange se passa : nous continuâmes à travailler ensemble, quelle que soient nos occupations respectives. Pour moi, il était devenu un point de référence essentiel. Lui me voyait poursuivre certains de ses combats. Nous échangions sans arrêt des commentaires sur nos productions respectives. En fin de compte, nous commençâmes à produire certains documents communs.

Ses vingt années de retraite furent heureuses pour Philippe de Schoutheete, car il ne la prit jamais vraiment. Il travailla pour la Commission, devint professeur à l’UCL, conserva une forte présence dans une multitude de think-tanks (tant qu’ils ne commençaient pas à délirer), et il s’investit fort dans le redressement de l’Académie. Il possédait en effet l’étoffe d’un excellent universitaire, brillant orateur et brillant rédacteur. Contrairement à une série de personnes fossilisées dans les cercles européens, il savait s’arrêter pour réfléchir, et adapter ses idées aux nouveaux contextes. Ses nombreuses analyses sur l’émergence et la croissance du Conseil européen demeurent une référence.

Il avait toujours conservé, chose de plus en plus rare dans son ministère, une certaine distance vis-à-vis de la politique. Certes, il avait ses convictions. Il fallait l’entendre dire, avec auto-dérision : « une des grandes ironies de ma carrière est que, sauf Harmel, les meilleurs ministres que j’ai servis étaient tous socialistes – Spaak, Claes, Van den Broucke ». Ses convictions chrétiennes n’allaient toutefois pas jusqu’à la charité envers les politiciens chrétiens défaillants. Au contraire, il avait le trait acerbe. Pour seul exemple, il décrivait avec une grande cruauté (justifiée) le comportement de Leo Tindemans ministre des Affaires étrangères qui refusait toujours d’adresser la parole à Wilfried Martens premier ministre dans tous les débats européens. Tindemans considérait en effet que Martens lui avait volé son poste. Cette distance paraît maintenant incroyable à une époque où nos « leaders » préfèrent en général nommer les gens selon leur aptitude à cirer les chaussures plutôt que selon leur compétence. Hélas, malgré mes instances répétées, il refusa toujours d’écrire ses mémoires.

Au fil du temps, il vit la perte de prestige du corps/caste diplomatique. L’abaissement progressif du ministère des Affaires étrangères. L’usure d’une Europe agrandie dans de mauvaises conditions. La volatilisation progressive de l’influence européenne de la Belgique. Et la destruction de toute vision stratégique européenne de la classe politique par sa soif inexorable de communication permanente sur n’importe quoi. Il assista à tout cela avec une distance philosophique, relisant avec son ironie coutumière Saint-Simon et Saint-Augustin.

Son premier titre de noblesse était d’être un chevalier de l’Europe. Il avait vu le continent dévasté en 1945, avec ses villes éventrées, sa faim misérable, ses cortèges interminables de réfugiés et ses haines sanglantes. Il ne l’avait jamais oublié. Même un accroc cardiaque sérieux à 75 ans ne l’arrêta pas dans ses travaux. Jusqu’au bout, il voulut convaincre le public de la nécessité de la coopération européenne. Il pratiquait la même « évangélisation » dans sa famille, en soulignant que c’était parfois tout aussi difficile. Sa femme Bernadette constituait en effet souvent, avec une grande lucidité, « l’opposition officielle de Sa Majesté l’Europe ». Tout récemment, il avait encore publié une synthèse remarquable à l’Académie sur l’euro, et je peux attester qu’il en pesa longtemps les moindres mots.

Ce dimanche, nous avions rendez-vous pour entamer un nouveau projet commun sur la relance européenne. Pour la première fois depuis plus de 20 ans, il n’était pas au rendez-vous, et j’ai ressenti soudain un grand vide.

Il me semble pouvoir dire à sa famille, au nom de nombreuses personnes dans la diplomatie belge et les institutions européennes que nous partageons leur grande perte, et que nous ressentirons encore longtemps ce vide. C’était un grand diplomate européen, et aussi un grand ami, élégant et fidèle, fait sur un moule hélas détruit.